Entre janvier et juillet 2016, Damien Delorme a entrepris un périple de 10 000 kilomètres à travers le Nouveau Monde, de la Floride aux côtes de la Colombie-Britannique, qu’il relate dans son carnet de voyage U.ntaking S.pace, The U.S. Project. Un récit qui donne naissance à un ouvrage au part-pris audacieux : faire de la philosophie contemporaine un domaine de recherche vivant et ancré dans le réel. Loin de la vision d’une discipline confinée aux espaces élitistes et détachée des enjeux concrets, il défend une approche pratique, « hors-les-murs ». Le vélo devient alors un moyen de mettre sa pensée à l’épreuve du terrain, et d’en observer l’appropriation par une grande variété d’acteurs de la transition écologique en Amérique du Nord. 

Damien Delorme part donc à la rencontre de collectifs, pour observer comment se vivent de nouvelles formes d’organisation et de modes de vie respectueux de l’environnement et des communs. Pour décrire ces expériences concrètes, il mobilise le concept d’« écotopie », notion forgée en 1975 par l’écrivain Ernest Callenbach, dans son roman Ecotopia. Les écotopies se veulent ainsi être des « lieux d’alternatives écologiques innovantes où s’inventent des modèles de vie avec la nature, différents de celui qui nous mène à la catastrophe. […] Ce sont des initiatives émergeant d’acteurs communautaires locaux qui prennent en charge les changements nécessités par la crise environnementale tant au niveau technique, social qu’idéologique ».

Des coopératives de travail et d’habitation en passant par les écovillages, des réserves naturelles aux jardins coopératifs, ces lieux sont le signe d’une véritable effervescence – certes minoritaire – qui vient, en pleine crise écologique, éveiller les consciences, proposer de nouveaux imaginaires autour de la nature et façonner un nouveau rapport entre l’humain et le non-humain. Surtout, il narre l’histoire de citoyens, d’activistes, de chercheurs et d’agriculteurs qui, en rupture avec le système extractivisme, choisissent d’explorer de nouvelles voies. Écologistes-libertaires, écoféministes, décoloniaux, ces acteurs aux parcours et engagements multiples portent en eux les germes d’un nouveau rêve américain, en rupture avec le modèle capitaliste dominant. 

Cette rencontre toute en philosophie, qui insuffle au voyage à vélo une dimension spirituelle, transforme alors le dépaysement en une quête d’un « soi écologique ». Plutôt que de voir l’environnement comme une entité extérieure à nous-même, Damien Delorme, s’inspirant de la pensée du philosophe norvégien Arne Næss, propose d’élargir notre identité au-delà de l’humain, pour embrasser un « grand soi » interconnecté avec le vivant. Par cet ouvrage, Damien Delorme nous rappelle que l’écologie ne se limite pas à une série de gestes techniques ou de politiques publiques : elle engage aussi une transformation profonde de notre subjectivité et de notre rapport au monde. L’autre rêve américain : un voyage à vélo vers le soi écologique, nous invite ainsi à repenser son propre chemin écologique, non pas comme une contrainte, mais comme le socle de notre émancipation individuelle et collective.